Si l’Ukraine est envahie


Si l’Ukraine est envahie

1 – Si la Russie réussissait malgré tout à envahir l’Ukraine, les Ukrainiens pourraient abattre une dernière carte maitresse : une lutte populaire massive et non-violente ciblée sur les buts de l’occupant russe. Ils en savent quelque chose depuis leur Révolution Orange où, en fin 2004 ils résistèrent en masse contre le résultat truqué des élections par les pro-Russes. Ils récidivèrent en 2013 dans leur révolte dite de Euromaïdan (100.000 personnes sur la place Maïdan) contre les pro-russes qui voulaient empêcher un accord avec l’Union Européenne.

Voir le site ukrainien : https://sprotyv.mod.gov.ua/en/who-are-we/

Ils connaissent donc un peu le sujet, son énorme potentiel mais aussi, pour certains, ses principes, méthodes et difficultés. Cette forme d’action massive contre un ennemi ne peut s’exercer qu’en absence de toute action militaire, c’est à dire dans le cas où l’Ukraine serait envahie par les Russes. Mais cette fois, il s’agirait de bien autre chose que de manifester en masse dans leur capitale jusqu’à obtenir gain de cause. Il s’agirait d’épuiser l’occupant russe par de multiples actions (non militaires mais civiles) l’empêchant d’atteindre les buts de son occupation. Petite phrase sympathique croyez vous ? Au contraire, il s’agit là d’une grande stratégie ou d’une stratégie générale gagnante, capable de vaincre l’adversaire.

Il s’agirait donc de bien comprendre ses buts, afin de définir les objectifs de la résistance, ensuite une stratégie générale permettant de les atteindre, suivie de stratégies particulières adaptées. Cette définition est un exercice difficile faisant appel à des compétences de haut vol. Mais l’histoire séculaire des résistances civiles et le travail de nombreux chercheurs a permis d’en connaître les difficultés et d’établir un véritable background de compétence s’appuyant sur l’expérience et la recherche. 

En pratique et de manière plus concrète, en cas d’occupation générale de leur territoire par les Russes, il s’agirait pour les Ukrainiens, d’un abandon résolu de l’action militaire et d’une toute autre forme de guerre, sans armes, donc civile et menée par toute la population. Il s’agit, dans le cadre d’une stratégie nonviolente décidée au niveau de l’État, d’actes coordonnés et calculés de résistance, de désobéissances massives, insidieuses, dissimulées, d’opérations ou de gestes collectifs, intelligents, stratégiques et nombreux, mettant l’ennemi dans un guêpier tel que sa force militaire ne lui sert à rien… un peu comme le firent les Allemands lors de l’occupation franço-belge de la Ruhr en 1923 qui conduisit au retrait des occupants. Ou au Kosovo dans les années 90 pour s’affranchir du pouvoir serbe. Essentiellement, selon une stratégie adaptée qu’il s’agit d’étudier avec autant de soin qu’une stratégie militaire, avec des spécialistes expérimentés. Exercice de haut vol dont les livres de Gene Sharp donnent un aperçu. (Lire sur ce site l’article « Gene Sharp » au chapitre « Résistances »).  J’appelle ce genre de lutte massive destinée à gagner « Guerre par Actions Civiles » (GAC). On peut aussi parler, selon le cas, de l’oxymore « Guerre nonviolente« , de « Défense par Actions Civiles » ou mieux encore de « Dissuasion civile » lorsque les études stratégiques préalables sont si bien étudiées, si bien préparées et si bien annoncées, qu’elles dissuadent carrément l’adversaire violent de s’y engager. Celui-ci est pourtant sûr de sa force militaire mais il ne peut placer un militaire dans le dos de chaque Ukrainien, alors il tue des résistants par milliers, mais plus il en tue, plus ceux-ci se montrent résolus et fermes dans leur résistance comme l’Histoire nous l’a montré : ainsi, l’occupant militaire, pris dans un guêpier, n’a d’autre solution que de se retirer. On ne peut diriger un pays sans la soumission de ses citoyens. C’est une grande leçon de l’Histoire du XX° siècle.

Lire sur ce site, au chapitre Résistances, l’article « Nos travaux » :
https://jeanmarichez.fr/nos-travaux/

2 – Il existe cependant un autre type de résistance de la population qui, au contraire, peut s’exercer durant la phase militaire. IL S’AGIT ALORS DE TOUT AUTRE CHOSE. Voici un extrait de ce qu’en dit Jacques Sémelin, spécialiste du sujet dans un interview pour le site de Pressenza mené par Amber French : https://www.pressenza.com/fr/2024/03/dossier-la-non-violence-en-debat-8-combler-le-fosse-entre-universitaires-et-praticiens-le-cas-du-centre-international-sur-les-conflits-non-violents/

Amber : En parlant de la guerre, que souhaitez-vous pour l’Ukraine cette année ? 

Jacques : Le mot liberté est fondamental pour les Ukrainiens. Ils se battent pour leur liberté, de ne pas être asservis par les Russes ; et je dirais aussi qu’ils se battent pour notre propre liberté, puisqu’on ne sait jusqu’où va aller la volonté de M. Poutine, d’avancer vers l’ouest et aussi de conquérir d’autres territoires anciennement soviétiques.

Cette résistance armée, elle est d’ailleurs justifiée par des militants non-violents ukrainiens. Je pense à cet article publié voici une quinzaine de jours par un militant non-violent ukrainien qui décrit comment il a décidé de se faire soldat pour défendre son pays et sa famille.

Est-ce que les résistances ukrainiennes se limitent à une résistance armée ? Certainement pas ! Il faut aussi prendre en compte la résistance civile, leur résistance civile. Elle a deux objectifs : le premier, c’est de soutenir les soldats ukrainiens, car plus la population ukrainienne se reconnait dans la défense acharnée que font les soldats ukrainiens du territoire, et plus ceux-ci vont conserver le moral, car le pays les soutient. La résistance civile est fondamentale pour exprimer une sorte de cohésion de la nation ukrainienne.

Il y a une autre dimension de la résistance civile : l’objectif civil, proprement dit. Ces objectifs civils, ce sont des réponses directes à M. Poutine, puisque M. Poutine dit qu’il veut détruire l’âme ukrainienne. Il veut montrer que l’âme ukrainienne n’existe pas. Ce qu’il veut imposer, c’est l’âme russe. Donc tout ce qui va contribuer à la défense des valeurs de l’âme ukrainienne par la résistance civile est absolument central dans cette résistance contre M. Poutine. Cette résistance civile a plusieurs dimensions. Elle se traduit dans l’éducation des enfants avec un esprit ukrainien. C’est tellement important de noter que M. Poutine a fait enlever des enfants ukrainiens pour les éduquer à l’âme russe. Il se traduit aussi dans la culture, comme vous le savez bien avec tout ce qui se passe pour la défense des musées, dans les littératures, des arts, etc.

C’est une dimension de résistance civile qui est autonome mais complémentaire à la résistance armée. Donc, on est dans une situation où on peut soutenir la résistance armée en envoyant des armes et on peut soutenir la résistance civile en essayant de faire tout ce qu’on peut pour soutenir les enseignants, les artistes, tous ceux qui sont créateurs de la culture ukrainienne, aussi.

Cette position-là, c’est évidemment la mienne, je l’ai toujours défendue dans mes travaux, en particulier en travaillant sur le nazisme [Réf : Sans armes face à Hitler]. Aider à sauver les juifs pendant la seconde guerre mondiale était un objectif fondamental, puisque Hitler avait lancé une guerre contre les juifs. Donc, il s’agissait d’en sauver le plus possible.
Mais cette survie des juifs ne pouvait être définitive que si les alliés occidentaux mais aussi soviétiques d’ailleurs, réussissent à détruire le pouvoir nazi. Il y a une sorte de complémentarité dans cette époque de la seconde guerre mondiale, et il y a aussi cette complémentarité aujourd’hui avec la résistance civile et la résistance armée dans la situation actuelle avec la guerre en Ukraine.

Voir aussi : https://www.icip.cat/wp-content/uploads/2022/10/ENG_VF.pdf

3 – Jacques Sémelin change ensuite de registre pour rappeler son travail d’équipe des années 80 sur la forme d’action totale évoquée en début de cet article, la dissuasion civile :

Le travail sur la défense civile non-violente, ou la dissuasion civile que nous avons faite en 1985 – je trouve que cette actualité tragique remet au premier plan ce type d’étude (qui rejoint d’ailleurs le travail de Gene Sharp sur la Civilian-based defense) mériterait d’être à nouveau discuté, revu, réactualisé. De sorte que les Européens de l’ouest mais aussi du centre-est mettent en place un dispositif, au niveau des institutions, des mesures de non-coopération et de préparation d’une possible agression russe. Il y a à peine une semaine, j’ai reçu une demande d’un collègue allemand de vouloir traduire notre livre sur la dissuasion civile en allemand pour réfléchir aux formes de défense civile non-violente qu’ils pourraient mettre en place dans leur propre pays.

Notre livre a été à l’époque le best-seller de la Fondation pour les études de défense nationale (FEDN). Sa dernière partie était pragmatique et proposait des idées pour développer l’esprit de défense… Gene Sharp dans ses travaux sur la question était très général, il n’y a que les Européens qui peuvent parler de notre contexte spécifique.

JM – 12 avril 24