Traces de mon parcours professionnel
Premier job – Grenoble
En fin de service militaire, avec mon ami de l’ICAM Yves Denis qui est dans le même régiment que moi à Philippeville (aujourd’hui devenu Skikda), nous passons une demande d’emploi dans l’Usine Nouvelle et nous recevons 150 offres d’emploi (sic), toutes avec proposition de salaire. Ceux-ci varient du simple au quadruple, de 1250 à 5000 francs par mois. Comme la photocopie n’existe pas encore, nous nous les partageons amicalement et Yves qui vient de casser sa vieille voiture prend celle à 5000 qui consiste à assurer l’entretien d’une papeterie dans la Drôme. Quant à moi, après avoir passé 15 jours dans une usine en Alsace qui me paye très bien, 3.500 par mois, je suis relancé par Merlin Gerin dont j’avais refusé l’offre à 1250 et qui met en avant des augmentations probables, donc proche de 2000 en fin d’année, je finis par accepter et nous voilà déménageant vers Grenoble (un vieux rêve pour moi) en mai 1962. Je gagnerai moitié moins mais la splendeur des montagnes m’attire irrésistiblement.
Outre l’attrait d’une région, mon choix s’appuyait sur la qualité de formation offerte, j’étais convaincu de mon incompétence et de l’urgence d’apprendre mon métier. Ma formation était très générale et touchait à tout sans me donner de véritable compétence dans un domaine. Ici, il s’agissait de conception et production de disjoncteurs haute et basse tension et je n’y connaissais rien. Comme on m’offrait plusieurs fonctions, je choisis celle qui m’apprendrait le plus, celle qui n’était pas trop technique, qui ne m’enfermerait pas dans une spécialité et qui serait un bon observatoire des fonctions d’une entreprise : l’administration des fabrications.
Donc après 3 mois de formation dans plusieurs secteurs de cette grande entreprise de 8000 personnes, me voici à la tête d’un bureau de fabrication d’une vingtaine de personnes. Il s’agit de lancement, d’ordonnancement des fabrications et de gestion des stocks de pièces détachées ou de matières premières. Le volume des stocks représente une grosse immobilisation financière, sa maîtrise est importante. Pour l’entreprise, c’est la première fois qu’on se paye un ingénieur dans cette fonction.
Nous utilisions déjà beaucoup l’informatique sauf que l’ordinateur IBM était central pour toute l’entreprise, il occupait toute une pièce et avait une grosse puissance de calcul. Nous échangions avec lui par cartes perforées et il nous livrait des listings imprimés. Son imprimante était très rapide et imprimait des lignes de 30 cm de large à raison d’une dizaine de lignes à la seconde. Cela se faisait dans un bruit de déchirement de papier très impressionnant car les impressions se faisaient encore mécaniquement par de petits marteaux. Chaque semaine, l’ordinateur fournissait un état des stocks à mes quatre gestionnaires de stocks qui passaient des commandes à divers ateliers de l’entreprise et surtout à des fournisseurs extérieurs.
Je n’ai pas l’intention de raconter toute ma vie professionnelle mais seulement quelques points qui m’ont marqué. Par exemple, je découvris la vertu d’une certaine pondération dans le management. Nous faisions régulièrement des prévisions de volume de production pour répondre à la demande et quand elles n’étaient pas juste on se retrouvait soit en manque de stock ou en excédent. Il fallait alors soit rattraper un retard, et cela déclenchait des commandes d’approvisionnement en masse qui mettaient en surchauffe des chaines de production de pièces détachées qui, quelques semaines plus tard, se trouvaient au contraire sans travail. Soit le processus inverse. Ces coups d’accordéon sur la production étaient pénibles pour les fournisseurs. J’appris la pondération, l’administration dispose de pouvoirs dont elle doit jouer avec responsabilité.
J’avais de fréquents rapports avec le service commercial qui considérait que le commercial devait primer sur la production. Celle-ci n’avait qu’à suivre les impératifs des clients. Pourtant la production représentait 90% de l’activité et nous ne pouvions la déclasser. Aussi avais-je pris une position sage selon laquelle tout était important comme dans une chaîne où chaque maillon est vital. Par contre, dans les années suivantes, ma position dut évoluer en faveur de la fonction commerciale car elle prit de plus en plus d’importance au point de représenter souvent la moitié des coûts industriels et souvent plus selon le type de marchandise. Aujourd’hui, le phénomène s’est encore accentué de manière considérable.
En fin de carrière, alors que je fréquentais les états-majors de notre entreprise qui était devenue un groupe multinational de 30 000 personnes, j’eus à connaître des analyses que demandait la direction générale et qui rassemblait les coûts par grandes fonctions. Cela se faisait déjà bien sûr au niveau de chaque unité ou filiale du groupe, mais je découvrais une analyse à l’échelon global qui m’ouvrit les yeux. On voyait, en pourcentages des coûts de l’entreprise, ceux de la recherche fondamentale, de la conception de produits, de la fonction juridique, de la logistique, etc. Je n’ai plus les chiffres en tête mais la fonction commerciale représentait un volume étonnant, comparable aux coûts de production.
Pour rentabiliser son investissement dans l’ingénieur que j’étais, ma direction me fit suivre des stages de recherche opérationnelle afin que j’y apprenne des formes de calcul nouvelles pour optimiser les stocks. Ce fut très intéressant. J’apprenais par exemple à calculer le circuit le plus économique pour livrer 20 colis dans une ville, ou pour intégrer des calculs de probabilité dans la gestion de phénomènes aléatoires, etc. Ce fut une ouverture mais pour la mise en œuvre, pour appliquer cela dans la gestion des stocks, c’était plus complexe. On fit donc venir régulièrement dans nos murs un consultant spécialisé dans ce type de recherche. Son approche était remarquable car il ne me disait pas ce que je devais faire mais accompagnait lentement ma réflexion en écoutant beaucoup et en avançant une recherche commune qui nous permettait d’intégrer les statistiques de consommation réelles et la recherche opérationnelle. Ensemble, nous conçûmes un modèle très fin pour le calcul de nos stocks de sécurité. L’ordinateur le calculait à partir des fluctuations de consommation passées et prévisionnelles. Ma direction était enchantée et me demanda d’en faire une conférence.
J’étais insatisfait car je disposais d’un processus de calculs savants et nous étions sensés l’appliquer sur des valeurs de stock trop imprécises. L’explication est simple : les disjoncteurs que nous vendions disposaient de mille variantes adaptés au besoin de chaque client. Pour chaque vente, l’ordinateur calculait la consommation de pièces détachées de manière théorique. Mais sur les chaînes de production, les sorties réelles de pièces étaient forcément différentes et cela ne pouvait se corriger facilement.
Je finis par trouver la solution mais après quelques années seulement. Une solution si simple qu’on se demande encore comment on n’avait pu la trouver plus tôt. Je demandai aux fournisseurs de livrer les pièces par lots, lots de X correspondant à un mois de consommation moyenne. Ils le firent sans difficulté. Le stockage en magasin se fit dès lors dans des contenants correspondants à ces quantités. Les sorties en informatiques se firent dès lors à partir des sorties réelles (d’un lot) indiquées par les magasiniers. Par contre, chaque vente donnait lieu à des prévisions de consommation calculées par l’ordinateur selon l’ancien procédé. Désormais, l’ordinateur disposait de valeurs de stock exacts. De plus, les inventaires annuels, toujours fastidieux, étaient devenus très faciles. Il suffisait de compter le nombre de lots en stock, et non plus le nombre de pièces.
Ce fut un succès et peu à peu mon idée fut appliquée dans toute l’entreprise. Alors que les ruptures de stock étaient fréquentes et empêchaient couramment de respecter nos délais de livraison en clientèle, elles devinrent rares. Le progrès était considérable et j’en fus le premier étonné car mon idée était vraiment simple. Par contre, elle était bien plus fructueuse que les résultats de la recherche opérationnelle.
J’en fus récompensé indirectement lorsqu’un an plus tard je répondis à quelques offres d’emploi de la région. Curieusement mon patron m’appela dans son bureau pour me dire (sourire en coin) qu’il avait reçu une demande d’emploi de ma part pour une fonction de chef de fabrication dans une filiale récemment créée en Savoie à Montmélian. J’étais vert. Lui fumant cigarette sur cigarette émergeait constamment d’un nuage de fumée, il avait dans les mains ma lettre : « Bon, votre CV est un peu gonflé mais notre offre d’emploi l’était aussi alors on est quitte ». Puis changeant de ton, il ajouta : « Bon, soyez en paix, vous valez mieux que ça et nous allons y réfléchir ». Quinze jours plus tard il m’appelait pour dire : « Nous avons réfléchi et modifié la fonction offerte à Montmélian, au lieu d’un chef de fabrication qui aurait codirigé cette filiale avec un responsable administratif, nous vous proposons la fonction de directeur de cette usine ». Bien évidemment, j’acceptai.
Second job – MGA à Montmélian
Et c’est ainsi que, trois mois plus tard, début mai 68, j’atterris à Montmélian sous la pluie avec Catherine, fort déçue par la tristesse de lieux si pluvieux. Mais je découvris MGA, une usine toute récente, en bon fonctionnement, animée par un encadrement jeune, dynamique et ouvert. La moyenne d’âge du personnel était de 28 ans.
Je découvris mon nouveau métier sur le tas. Ce sont mes collaborateurs, compétents et sympathiques, qui m’apprirent peu à peu les processus de fabrication et les mille particularités de l’usine. Et pour cela il me fallait écouter et encore écouter avec la plus grande attention. Les difficultés d’attention de ma jeunesse diminuèrent par nécessité. Je compris à la longue qu’elles venaient d’un excès d’optimisme et d’une propension à ne pas m’intéresser aux détails. C’est à la fois une force car cela porte à s’intéresser à l’important mais une faiblesse car certains détails peuvent avoir grande importance. Mais enfin, je suis comme cela et en famille je peux toujours me référer aux détails non écoutés en parlant avec Catherine qui, elle, écoute tout avec attention et concentration.
Me voici donc au boulot le 1er mai 68. L’équipe de direction de l’usine est jeune et dynamique, l’entente se fait rapidement. Trois semaines plus tard, un matin à 7h30, plusieurs agents de maîtrise sonnent à la porte de ma maison située 12 km plus loin à Saint Pierre d’Albigny pour me dire que des piquets de grève les empêchent de pénétrer dans l’usine. Comme beaucoup d’entreprises en France, toutes les usines de la maison mère à Grenoble étaient en grève depuis plusieurs jours et je n’étais pas surpris. Je décide d’aller sur place et nous arrivons à l’entrée de l’usine où nous échangeons avec le personnel qui, jeune et non syndiqué, se croyait obligé de faire comme tout le monde. Les quinze jours qui suivirent, la production fut arrêtée jusqu’à la reprise nationale accompagnée d’accords de branches professionnelles fort généreux. Tous les salaires du pays étaient augmentés de 10%.
A Grenoble, Merlin Gerin se développait régulièrement mais la gestion d’un effectif toujours plus grand, avec des salaires élevés et des syndicats toujours plus puissants, plus riches et plus idéologisés dans un climat de guerre froide, posait problème. C’est ainsi que le développement commença à se faire sous forme de filiales dans des régions plus rurales où le personnel était plus sain. Par ailleurs, la dimension de filiales limitée à 500 personnes, était plus humaine donc plus agréable et plus dynamique. Les décisions s’y prenaient bien plus rapidement et surtout, l’on en voyait sans tarder les effets.
Notre filiale avait commencé son activité en 1966 sous l’impulsion de deux ingénieurs de haut vol, René Heinguez, génie charismatique de la prospective et Claude Terracol, remarquable technicien qui avait conçu nos produits et nos machines de fabrication. Tous deux la dirigeaient depuis Grenoble et avaient mis l’affaire sur de bonnes bases. A Montmélian, nous n’étions donc pas responsables du commercial et de la conception des produits nouveaux mais nous disposions de tous les autres services d’une entreprise. Disposant d’une grande confiance, je jouissais d’une étonnante liberté m’obligeant à agir avec prudence et responsabilité.
Notre activité principale était de fabriquer des coffrets et armoires métalliques que nous vendions, vides, à des distributeurs grossistes. Leur utilisation faisait l’objet de montage réalisé par des installateurs électriciens. Nos ventes avaient explosé dès le début et augmentaient régulièrement de 20% par an, pour deux raisons. D’une part nos distributeurs vendaient les disjoncteurs basse tension de Merlin Gerin avec succès et bénéfices, d’autre part nos coffrets étaient spécialement conçus pour recevoir ces disjoncteurs et en faciliter le montage. Ils permettaient le montage en kit, c’était l’idée géniale de Heinguez : un simple tournevis suffisait, le reste n’était que du câblage. Nos concurrents ne vendaient que des coffrets traditionnels exigeant de découper la tôle et de tout fixer de manière manuelle.
Troisième job – DGA, toujours à Montmélian
De mon côté, comme directeur d’usine, j’avais réussi à développer à Montmélian un excellent esprit d’équipe, on performait dans la tenue des délais et surtout les résultats étaient bons. C’est sans doute pour cela que, deux ans plus tard, en 1970 donc, on me confia la responsabilité complète de la filiale, intégrant les fonctions commerciales et conception de nouveaux produits. Je devenais directeur général adjoint, le PDG avait en charge d’autres usines et me laissait toute liberté. Il avait confiance en moi, je lui rendais compte une fois par mois et il m’aidait au besoin lors d’opérations délicates. C’était une immense marque de confiance malgré mes 34 ans et mon peu de préparation à ces nouvelles fonctions. Ingénieur généraliste, je me sentais très ignorant de ma clientèle (le monde de l’installation électrique) et des usages d’installation en électricité. C’était un point faible difficile à combler rapidement. J’avais d’autres points faibles, notamment dans les domaines administratifs mais surtout le manque d’expérience, mais je ne m’en rendis compte que plus tard. Par ailleurs, je ne mesurais pas suffisamment l’importance de chacune de mes paroles. Mes amis me reprochèrent d’être trop franc et de trop faire confiance. Il est vrai que je faisais comme si les gens étaient bons ou sans malice. J’étais optimiste avec l’inconscience de la jeunesse. Un jour, Jean Vaujany, le grand patron du groupe me confia en privé : « J’ai un doute sur vous, qu’en pensez-vous ? » Je me souviens avoir été surpris de cette question directe et avoir répondu en parlant de mon travail et le mettant plutôt en valeur au lieu de parler de mes points faibles, incertitudes et difficultés pour lesquelles il m’aurait volontiers aidé. Au contraire, j’avais tout fait pour le tranquilliser. Ce n’est que plus tard, avec le recul de l’âge, que je regrettai cette erreur même si elle s’expliquait par mon besoin de confiance.
Du fait de notre filialisation qui était une nouveauté pour le groupe, je disposais de pouvoirs plus étendus qu’aucun autre chef d’unité du groupe. J’avais toute liberté pour investir, créer de nouveaux produits, embaucher, augmenter les salaires, négocier avec le personnel, participer à la vie régionale, m’inscrire à une formation, etc. Je signais des chèques considérables et, dans le domaine de la gestion administrative et comptable où j’étais très incompétent, je disposais d’un excellent adjoint issu d’école de commerce : Jean-Claude Mouchet. Je n’étais contrôlé que par mes résultats mensuels et par un plan de direction annuel que je rédigeais chaque printemps dans lequel je proposais mes orientations générales, mes investissements et mes budgets prévisionnels pour 3 ans. Notre affaire marchait bien et nous avions de bons résultats. Ce fut plus difficile après la crise du pétrole de 1973 qui modifiait le climat commercial et social. Notre activité demandait beaucoup de surfaces et chaque année nous construisions un hall supplémentaire de 1200 m2. Nous arrivâmes ainsi rapidement à plus de 500 personnes et décidâmes en conséquence de créer un seconde filiale à côté de la nôtre qui, elle aussi monta jusqu’à 500 personnes, centrée sur l’une de nos activités que nous leur transférions, le montage de disjoncteurs, mais avec une direction indépendante.
Nouvelle expérience : deux ans plus tard, on me confia en plus, la direction générale d’une autre filiale, EREM, située dans les Vosges, à Mirecourt, qui fabriquait des luminaires pour lampes au néon et disposait d’ateliers beaucoup trop vastes qui pourraient subvenir à mes besoins permanents de surface. Elle perdait beaucoup d’argent mais comme j’en gagnais beaucoup, l’idée était de déduire ses pertes de mes bénéfices, ce qui représentait une belle économie d’impôt, parfaitement légale. Récemment acquise par notre maison mère, pour une bouchée de pain du fait de ses pertes chroniques dans un marché dominé par de grands groupes comme Philips, Mazda, etc. J’avais deux orientations possibles, soit d’y déménager certaines de mes fabrications, soit d’en rétablir la rentabilité. Aucune des deux voies ne s’avéra possible et il fallait vite abandonner l’espoir de rester sur le marché des luminaires. Après un an de réflexion, nous décidâmes de fermer l’usine ce qui mettait 100 personnes au chômage. C’était grave pour eux mais je ne voyais rien à leur proposer. Malgré cela, ma direction me suggéra de leur proposer (à tous) un reclassement dans notre usine de Montmélian. Le pari était risqué car nous n’aurions jamais pu utiliser autant de monde. Heureusement il n’y eut que trois volontaires et cela se fit facilement. Les autres préférèrent chercher localement du travail et toucher les indemnités de chômage. J’en éprouvai une grande admiration pour ma direction générale (Jean Vaujany) qui avait eu cette idée géniale, je ne l’aurais jamais imaginée de moi-même.
A Montmélian, notre moyenne d’âge restait stable à 28 ans car nous embauchions tant de jeunes qu’elle restât à ce niveau durant plusieurs années. Le personnel, d’origine rurale, était sain, solide au travail et peu idéologisé. J’étais bien secondé par des adjoints et agents de maîtrise de qualité jeunes comme moi. Cependant, en tant qu’implantation industrielle en Savoie la plus belle de l’époque, nous représentions une cible de choix pour la CGT. Elle se développât rapidement en jouant sur les améliorations de salaires et les pressions individuelles. Face à elle, je jouais l’honnêteté même si le jeu de la vérité avec eux n’avait pas de sens et si ma bonne volonté sociale ne diminuait pas leur opposition. Je n’avais pas compris la profondeur du mal. Trop innocent, j’étais mis en échec par le mensonge et la lutte des classes. L’inflation était très forte (10 à 13%) et les salaires français augmentaient de 3 à 4 points de plus. Nous ne pouvions faire moins du fait de la pression syndicale et de l’atmosphère politique. Ainsi comme nos prix de vente étaient souvent bloqués par le gouvernement (sic), cela nous mettait dans des situations intenables. Il en était de même à la maison mère et dans d’autres entreprises. Cette situation aberrante paraissait normale à tout le monde et inévitable au patronat, ce qui explique la perte de compétitivité française que connût notre pays durant plus de vingt ans. Je connais la complexité du sujet, j’ai entendu et compris mille arguments économiques mais au global, aucun n’a tenu la route à long terme et l’augmentation du chômage qui perdure encore en 2018, ainsi que notre déclassement mondial, prouve bien que nous avons vécu au dessus de nos moyens durant 50 ans. La seule solution, et elle fut mise en œuvre à grande échelle par la suite, fut d’externaliser à l’étranger nos productions. Les syndicats avaient scié la branche sur laquelle ils étaient assis. Autrement dit, la pression générale vers « toujours plus » était tout le contraire d’une politique humaniste. Les patrons qui n’ont pas eu la force de réagir portent une part de la responsabilité. Entourés d’un monde de gouvernants axés sur le court terme, et surtout par la doxa gauchisante des universitaires et économistes, je pense qu’ils avaient conscience des conséquences à long terme mais que, par manque de soutien en haut lieu et donc par pragmatisme, ils ont eux aussi assuré le court terme. Dans le même temps, l’Angleterre qui, pour la même raison, était tombée bien plus bas que la France sur le plan économique eût la sagesse de confier le pays à Margareth Thatcher, une « dame de fer » qui eût le courage de tenir tête à toutes les grèves et redressa ainsi son pays. On apprit plus tard que, financièrement, les grèves anglaises étaient soutenues en sous-main par l’Union Soviétique !
Persuadé du caractère néfaste de nos pratiques économiques, je continuais néanmoins à jouer le jeu sans découragement. Mon idée était de permettre à chacun de s’épanouir au travail dans la mesure du possible. A ma grande surprise, certains ne voulaient pas de responsabilité supplémentaire, mais la plupart en acceptaient volontiers. A ceux-là, nous confiâmes de nouvelles tâches ou implications supplémentaires consistant par exemple à occuper plusieurs postes, à faire soi-même par check-up le contrôle qualité de son propre travail, à préparer des chantiers, à former des jeunes, etc.
L’une de nos activités consistait à monter et câbler des coffrets ou armoires électriques destinés aux immeubles, commerces, hôpitaux, etc. Le travail était décomposé en plusieurs étapes : le technico-commercial qui établissait les devis, le bureau d’études qui faisait les plans, l’atelier qui montait et câblait en, le contrôle et le service expéditions qui assurait la livraison sur les chantiers. On créa dans plusieurs régions de France des ateliers régionaux (6 en tout) dont je confiai la responsabilité à quelques-uns de nos monteurs les plus débrouillards. On les formait et ils allaient s’installer dans une région de France où ils assumaient par eux-mêmes toutes ces tâches du devis à la livraison, avec des prix bien meilleurs. Un responsable les chapeautait et les visitait. Ce fut un succès. Cela nous permettait de nous développer sans créer chez nous une usine à gaz, c’est à dire des ateliers toujours plus grands et avec des ouvriers plus ou moins satisfaits et sujets à la routine.
Dans la foulée, on créa aussi des ateliers franchisés : au lieu de faire nous-mêmes tous ces montages électriques en coffrets ou armoires, pourquoi ne pas laisser des artisans et autres indépendants assurer eux-mêmes cette activité sous notre nom. Notre finalité n’était pas de grossir et d’avoir 100 ateliers régionaux, ce qui aurait été possible, mais de vendre nos coffrets, disjoncteurs et autres appareils de marque Merlin Gerin. En franchisant des petits ateliers extérieurs nous pouvions obtenir le même résultat. Il nous fallait leur donner la possibilité d’utiliser notre savoir-faire le plus avancé et de développer notre présence sur le marché. Ce fut également un succès. Merlin Gerin devint en peu de temps la principale marque de tableaux électriques basse tension en France. En même temps, nous tournions la page d’une époque de grandes usines de montage de tableaux qui peinaient à concilier leur gigantisme et un travail « à la carte ».
Cette activité reposait sur la compétitivité de nos devis et concernait souvent de gros chantiers comme un hôpital, l’équipement d’un aéroport, d’un tunnel, etc. A l’export, il fallait parfois payer des commissions à des individus bien placés et corrompus. Mon accord sur cette facilité, généralisée à l’export dans tous les pays arabes et africains, assurait la prise d’une affaire. Ne pas le faire laissait forcément la commande à celui qui savait trouver l’homme-clé. Cela interrogeait la conscience mais pour nous ce n’était que des frais commerciaux qui s’ajoutaient au devis. La faute est au niveau du corrompu. Pour changer ce genre de pratique, il faudrait une loi et des sanctions obligeant « toutes » les entreprises européennes à refuser ce jeu malsain. A ma connaissance ce n’est pas le cas, alors que les Etats-Unis l’ont fait depuis longtemps. Je pense qu’elle est largement contournée et qu’elle n’a pour effet que de rendre la chose un peu plus compliquée à pratiquer. Aujourd’hui, 40 ans après, je ne sais pas où en sont les lois et les pratiques mais je suppose qu’il en est toujours de même. Et que l’enrichissement scandaleux de quelques-uns est toujours le passage obligé du développement.
Des concurrents commençaient à vendre des coffrets en plastique et nous suivions cela de près car leur concurrence deviendrait problématique le jour où leurs prix baisseraient. Cela se produisit vers 1975 chez VINCKIER, un fabricant belge aux capitaux anglais qui faisait des gros coffrets (plus de 15 cm d’épaisseur). J’organisai donc un accord avec eux afin de compléter nos gammes de produits chez nos distributeurs.
Mais Merlin Gerin s’était lancé dans la production de disjoncteurs beaucoup plus petits. Il s’agissait d’une norme allemande, toute nouvelle en France. Ils se montaient par simple clic dans des coffrets beaucoup plus petits en plastique léger comme ceux qu’on trouve aujourd’hui près du compteur de chaque logement et que nous ne fabriquions pas. Nous n’avions pas de culture dans la fabrication de tels coffrets. C’est ainsi que je fus amené à visiter un de leurs fabricants allemands, HAGER. Celui-ci aurait pu assurer cette fabrication pour nous. Cela nous aurait permis de compléter notre gamme de coffrets et aurait développé leurs ventes. Gagnant-gagnant !
C’est ainsi que j’appris leur intention de compléter leur gamme de fusibles par d’autres appareils achetés en Allemagne (disjoncteurs, sectionneurs, contacteurs, prises de courant, sonneries, minuteurs, etc.). Tous ces appareils étaient modulaires et se montaient facilement par simple encliquetage sur un rail en fond de coffret. Alors qu’ils ne produisaient que des coffrets plastiques et des fusibles, en très peu de temps, ils allaient nous concurrencer avec une gamme de produits beaucoup plus large. Et surtout dans le style qui avait fait notre force : le montage simple, rapide et modulaire.
De notre côté, mais nous n’y avions pas pensé, l’idée me vint que nous pouvions élargir notre gamme de produits en faisant la même chose : alors que nous ne produisions que des disjoncteurs dans ce mini-format qui se développait en Europe, nous pouvions aussi acheter en Allemagne une gamme analogue de produits complétant la nôtre, y compris des coffrets plastiques et les commercialiser chez nos distributeurs français chez qui nous étions bien mieux implantés que Hager.
De retour dans les Alpes, je proposai cette idée formidable à ma direction qui l’accueillit positivement. Un mois plus tard, on me donnait le champ libre pour créer cette nouvelle activité pleine d’avenir qui représentait un espoir de chiffre d’affaire considérable. Pour moi, c’était rien de moins qu’une nouvelle responsabilité et donc un grand signe de confiance. Mais cela nécessitait un gros investissement en personnel et en immobilisations et ma filiale MGA n’avait pas les épaules assez larges pour le supporter. Je demandai que cela se fasse dans un nouveau département à créer au sein de la maison mère. Cela fut fait rapidement à Grenoble et Merlin Gerin disposat d’une nouvelle gamme de produits qu’on baptisa MULTI 9, elle fut un grand succès qui perdure encore aujourd’hui. C’est l’une des sources de profit les plus stables de Schneider Electric. Je suis très fier de ma trouvaille, mais curieusement on ne m’en a jamais remercié, non pas par vilenie quelconque mais par insouciance et bêtise des responsables de cette activité. Peut-être aussi aurais-je dû plus souvent raconter cette histoire.
Les bonnes idées ne se trouvent pas tant à l’intérieur de l’entreprise qu’à l’extérieur, en rencontrant des clients par exemple, en visitant d’autres entreprises ou même ses concurrents. C’est ainsi que je m’invitai un jour chez notre principal concurrent SAREL, situé à Sarre-Union en Alsace. Ses coffrets étaient moins spécialisés et moins sophistiqués que les nôtres mais, plus ancien sur le marché, il en vendait encore deux fois plus. Nous établîmes de courtoises relations ce qui permit, quelques mois plus tard, d’obtenir de notre maison-mère qu’elle acquière un tiers de son capital contre une amélioration de sa position commerciale. Cet accord nous permit d’en acquérir la totalité quelques années plus tard et, en y ajoutant l’acquisition de l’espagnol HIMEL, d’atteindre la première place sur le marché européen.
Après ces réussites, je dois aussi parler de ce que je réussissais moins bien, à savoir la gestion courante de l’entreprise. Alors que notre expansion était régulièrement de 20% par an, elle commença à baisser à partir de la crise pétrolière de 1973, du blocage stupide des prix de vente et peut-être aussi de mon manque d’expérience de gestionnaire. Dès lors mes bénéfices devinrent insuffisants et limitèrent mes capacités d’investissements. Peu de gens comprennent que certaines sortes d’entreprises ont de gros besoins d’investissement, donc de bénéfices, alors que d’autres n’en ont pas, et que ce genre d’entreprise à lourds investissements qui ne fait pas de bénéfice ne peut pas investir. Ainsi, un fabricant d’automobile a besoin de faire d’énormes bénéfices pour survivre grâce à de gros investissements alors qu’une activité de matière grise n’a pas ce besoin. Notre activité de production de coffrets et d’armoires en tôle exigeait de gros investissements à cause de la rapidité d’évolution des produits, des machines et du volume des stocks. Par contre, notre activité de montage-câblage en nécessitait peu. Or, pour faire des bénéfices, rien de tel que l’augmentation régulière des ventes. Comme ma croissance diminuait, mes bénéfices se réduisaient et m’empêchaient de m’engager lourdement dans de nouvelles machines ou de nouveaux produits. Je ne compris que plus tard que le bénéfice d’une entreprise n’est pas sa variable d’ajustement (c’est à dire un constat en fin d’année) mais un projet, une valeur fixe dans un budget prévisionnel. Alors direz-vous, quelle est la variable d’ajustement ? Sur quoi peut-on agir pour faire ces bénéfices si on les considère comme nécessité absolue, comme oxygène de survie ? L’augmentation du chiffre d’affaire et la réduction des dépenses ? Facile à dire car en pratique la réponse n’est pas simple et se trouve justement dans la capacité du manager à faire des prévisions réalistes et à s’y tenir.
Lors d’un stage ultérieur, on m’apprit qu’il y avait trois grandes sortes de managers au profil fort différent :
– les novateurs, excellents pour avoir de nouvelles idées, foncer et aller de l’avant,
– les gestionnaires, excellents pour gérer le quotidien d’une entreprise et assurer son adaptation permanente et sa survie
– et les administrateurs, excellents pour liquider une entreprise.
J’appris que la plupart des managers sont plutôt l’un ou plutôt l’autre mais rarement forts dans les trois domaines. Il est donc important de bien choisir le profil d’un chef d’entreprise en fonction de la mission qu’on lui confie. Pour moi, j’étais à l’évidence dans le premier groupe, moins doué pour le second et certainement mauvais pour le dernier. C’est ainsi, qu’après 9 ans, je ne fus pas malheureux de laisser ma fonction à un collègue plus porté sur la gestion courante. On me proposait une nouvelle expérience. J’étais resté en fonction plus longtemps que tous mes successeurs qui ne restèrent jamais en place plus de 3 ou 4 ans. Le groupe s’était développé sous la forme de nombreuses filiales et y faisait séjourner ses ingénieurs comme directeurs ce qui était très formateur.
Quatrième Job : Chef de département à Grenoble
Il s’agissait d’une autre unité de la société, située à Grenoble, dite « Services généraux du groupe Merlin Gerin » chargée des fonctions spécialisées communes aux quinze unités du groupe : les transports locaux, nationaux et internationaux, les manutentions, stockages, expéditions, les voyages et transports personnels, l’audiovisuel, les services liés aux bureaux et la bureautique, la téléphonie, l’imprimerie, la réalisation des foires expositions en tous pays, etc. Pour cela, j’animais une centaine de spécialistes, tous pointus dans l’un de ces domaines. De plus, je devenais pdg d’une filiale de 40 personnes à Saint Marcellin qui fabriquait les emballages pour le groupe.
J’ai bien aimé cette fonction des services généraux d’un groupe industriel. Elle m’ouvrit beaucoup d’horizons. Je n’y restai que deux années, de 1977 à 79, mais j’eus le temps de mettre sur rails une gestion moderne de la logistique. J’en avais trouvé l’idée dans une entreprise américaine de Bruxelles. Le but était de réduire nos coûts de logistique, c’est à dire des dépenses très variées, liées à des manutentions ou mouvements de matériels, de produits finis, de pièces détachées ou de matières premières. Depuis nos fournisseurs jusqu’à nos clients, ces déplacements sont nombreux, variés et coûteux (souvent plus de 10% des charges d’une entreprise) alors qu’ils n’apportent aucun supplément de valeur et qu’ils peuvent en théorie être supprimés. Repérant le détail de ces coûts pour chacun des départements ou filiales du groupe, j’allais donc voir les chefs d’unité afin d’attirer leur attention sur les coûts qu’ils pourraient supprimer moyennant quelques remises en cause. J’appelai cela « Logiplan » afin de donner une identité à ce nouveau processus. Il pouvait aller loin comme par exemple, justifier le déplacement d’un lieu de fabrication afin de supprimer un transport, changer le destinataire d’une fourniture, modifier un processus de fabrication, susciter une nouvelle approche dans la conception des produits, modifier les produits, etc. Aujourd’hui encore, je suis très fier de cette nouvelle trouvaille qui apportait une nouvelle source d’économie selon un processus nouveau, décentralisé et dynamisant. Mon successeur dans cette fonction m’en fit de grands louages.
J’appris également beaucoup dans de nombreux domaines comme la bureautique qui était en plein essor avec les ordinateurs individuels, la téléphonie avec ses nouvelles possibilités et la communication interne qui utilisait également de nouvelles méthodes. La nouveauté m’a toujours passionné surtout quand elle touche aux domaines humains. Par contre, les techniques traditionnelles de l’ingénieur m’intéressaient moins. Je peux même dire qu’à proprement parler, dans les domaines techniques, je n’étais pas un bon ingénieur.
Cinquième job : adjoint à la Direction des Affaires Sociales
C’est sans doute pour ma capacité à innover qu’on m’appela ensuite à la direction des affaires sociales du groupe où, de 79 à 81, je fus chargé des fonctions salariales centrales, des nouveaux programmes et de la recherche. L’entreprise comportait 30 000 personnes et les luttes sociales étaient dures. Mais cette fonction ne me réussit qu’à moitié. D’une part, je ne pus apporter rien de bien nouveau car tout un programme de nouveautés sociales était prédéfini et mon travail consistait à les mettre en œuvre. C’était intéressant certes, j’étais bien secondé par une excellente équipe de spécialistes et je fis le job mais il y avait erreur de casting car je ne suis pas homme à remplir des tâches. Je ne le compris que plus tard. La seconde raison était que la fonction était très sensible, d’une part parce qu’une toute petite difficulté pouvait avoir de lourdes conséquences et que mes interlocuteurs étaient des directeurs de hautes responsabilités. Aucun reproche à mes patrons, ils étaient à la hauteur, c’est moi qui ne correspondais pas au besoin. Je fis quelques petites erreurs, ici un mot de trop, là une réaction imprécise ou tardive, dont je n’avais même pas conscience. Encore maintenant je recherche ces failles. Les affaires sociales d’une grande entreprise sont soumises à de fortes interactions de toutes parts. Pourtant, j’étais intéressé par la fonction par ses enjeux et par mon profond souci d’améliorer la situation du personnel, qu’il s’agisse des salaires, de la qualité du management, des conditions de travail, des évolutions personnelles et de l’esprit général. Amené à réfléchir sur toutes ces questions, ce fut encore une période riche d’enseignement pour moi.
Je découvris l’importance de l’adaptation des personnes à leur fonction. Il y a deux sortes de managers, les binaires et les non-binaires, les premiers conviennent bien aux fonctions de direction. Personnellement, je me classe plutôt parmi les seconds car devant tout problème, j’ai tendance à réfléchir dans la complexité. Les chefs binaires réagissent plus simplement et de manière plus lisible par leurs subordonnés. Les choses sont blanches ou noires, les décisions nettes et rapides. Elles offrent moins le flan à d’éternelles discussions. Les non-binaires conviennent mieux aux fonctions de conseil, d’études ou plus généralement de réflexion. Pour les plus hautes fonctions, l’idéal est sans doute chez ceux qui sont capables d’allier les deux capacités, mais combien sont-ils ?
Voici une anecdote. Nous fûmes un jour attaqués par un tract syndical sur l’infériorité du salaire des femmes. Comme nous n’avions pas de raison pour justifier ces écarts et que nous n’avions aucune volonté de les maintenir, je lançai une étude sur les salaires de 20 000 personnes afin d’en avoir le cœur net. Conclusion : les écarts évoqués existaient bien si l’on comparait les moyennes générales mais ils n’existaient pas si l’on comparait les salaires à égalité de responsabilité et d’ancienneté. L’écart venait du fait que les femmes, quittant leur travail pour avoir et élever des enfants, perdaient de l’ancienneté et de l’expérience. Il venait de la manière trop simpliste d’établir les comparaisons par des moyennes globales. J’en parle ici parce que quarante ans plus tard, les journalistes en parlent toujours à tort et à travers sans analyse. Ceci dit, il est clair que les femmes sont bien meilleures dans certaines fonctions et les hommes dans d’autres.
D’un autre côté, ma philosophie de l’entreprise avait évolué. Alors que, jeune ingénieur, j’étais convaincu que l’humain était sa finalité, que l’économie n’en était que le moyen, je me rendis compte peu à peu que l’application de cette belle idée était dangereuse car elle conduit à ouvrir les vannes en période de vaches grasses au détriment de la compétitivité et du dynamisme. Appliquée plus généralement comme le veulent les syndicats, elle conduit à affaiblir la nation toute entière. L’idée est attirante sur le plan philosophique et dans une vision à long terme, mais dans la pratique, forcément à court terme, elle est aveuglante au point de tuer l’entreprise et de nuire gravement aux hommes. Elle produit l’inverse de son intention. Alors quoi ? Tout simplement, mettre chaque chose à sa place, avec l’homme on est dans le domaine humain, avec l’entreprise on est dans le domaine économique. Aucun de ces domaines ne doit être négligé. On en a l’illustration dans l’entretien individuel que chaque manager prend le temps d’avoir annuellement avec chacun de ses subordonnés. Il est convenu d’en faire un véritable temps d’écoute mutuel approfondi. Certains managers le pratiquent en privilégiant les besoins de l’entreprise, d’autres au contraire le pratiquent en privilégiant le côté humain, dans les deux cas il y a danger. La solution est de le faire complètement dans chacune des deux optiques. Le subordonné doit en sortir avec le sentiment d’être soutenu dans toutes ses dimensions (travail, évolution, formation, famille, etc.), le manager doit en sortir avec la certitude que les besoins de l’entreprise seront bien pris en compte. Autrement dit, on ne mélange pas les domaines de l’homme et de l’entreprise, on les traite à fond, chacun pour ce qu’ils sont. Si l’entreprise fait des bénéfices, elle pourra investir, s’agrandir, offrir des évolutions de carrière, créer des emplois, mieux servir ses clients, respecter ses fournisseurs, ses actionnaires, comme aussi son environnement, etc. Si l’homme est respecté, s’il s’épanouit au travail, il le rendra largement à l’entreprise, à sa famille et à la société.
Merlin Gerin avait une culture sociale qui avait été puissamment initiée par son principal fondateur Paul-Louis Merlin. Homme simple au grand charisme qui venait au travail en vélo alors qu’il dirigeait une grande entreprise. « Il n’y a d’entreprise que d’hommes » disait-il, lui qui attachait beaucoup d’importance à chacun. Il développa la formation des salariés en créant d’abord une école d’apprentissage particulièrement efficace grâce à une méthode de formation particulière et ensuite une filière de Promotion Supérieure du Travail à Grenoble, expérience pilote d’ascension sociale étendue en 1959 à toute la France et qui permettait aux jeunes les plus courageux de devenir ingénieurs. J’en ai côtoyé plusieurs, tous étaient remarquablement compétents et efficaces. Bref, je veux simplement dire tout le bien que je pense de l’entreprise Merlin Gerin où j’ai fait toute ma carrière. L’esprit était bon, la parole était libre, l’encadrement était généralement ouvert et le management intelligent. Certes, comme dans toute société humaine, des tensions existaient et les problèmes ne manquaient pas mais l’ensemble était sain et le personnel pouvait progresser et être fier de son travail et de son entreprise. Les salaires étaient sensiblement plus élevés que dans les autres entreprises régionales. Il faisait bon être embauché chez Merlin Gerin.
Par contre, la syndicalisation était forte et les grèves relativement fréquentes étaient fomentées par les communistes. Le bureau central du parti communiste à Paris avait ses sbires à Grenoble et les grèves n’étaient pas dues à la faiblesse des salaires ou à des causes humanistes, mais à des motifs politiques totalement étrangers. Elles avaient d’autant plus de succès qu’elles s’opposaient à une direction de bonne volonté sur le plan social. La culture sociale de la maison-mère ne favorisait pas des bénéfices suffisants pour assurer son indépendance. C’est ainsi qu’elle fut progressivement rachetée par le groupe Schneider dont la culture était moins humanisante, moins participative, plus parisienne plus centralisée et surtout plus financière.
Sixième job : La Com
Ma dernière fonction fut la responsabilité des moyens de communication externe du groupe Merlin Gerin. J’y pris mon pied car il s’agissait pour moi d’un domaine tout nouveau et plein d’enseignements humains, la communication, la publicité, l’image de marque, l’image de firme… mettant en œuvre des outils passionnants comme les foires exposition, les photos et l’image en général, les moyens audio-visuels, la gestion des marques, le design, le graphisme, les plaquettes promotionnelles, les catalogues, les traductions, et tout cela appuyé des conseils de très grands directeurs artistiques. Ce que j’en ai appris vient de leur professionnalisme. Je passais plus de deux jours par mois avec eux pour passer en revue chacun de nos nombreux projets. Ils m’apprirent beaucoup tant en matière esthétique qu’en communication. Comment, par l’image, parler à la fois à l’intellect et au cœur des gens ? Comment créer peu à peu l’image d’une firme ? Tout cela demandait beaucoup de réflexion et de rationalité. Curieusement, ces directeurs artistiques étaient très rationnels. Pour choisir une image, ils étaient toujours capables d’argumenter et d’expliquer avec patience. Ils refusaient d’entendre « j’aime » ou « je n’aime pas », mais donnaient la priorité à « cela répond-il à l’objectif », « cela fonctionne-t-il auprès de la cible ? » La production occupait une cinquantaine de personnes mais nous en faisions travailler autant à l’extérieur ce qui nous donnait accès aux compétences les plus variées et les plus pointues.
Je notais de grandes différences de qualité professionnelle entre certains concepteurs, graphistes, designers, traducteurs, directeurs artistiques,… Cela se jouait notamment dans la capacité à marier la rationalité des approches avec la créativité et le génie esthétique. Dans ces métiers très qualitatifs les différences sont nettes, notamment au niveau des résultats, et j’en étais venu à penser qu’il y a 10% de maîtres, 10% de nuls et 80% de moyens. Il ne fallait pas hésiter à payer cher la prestation des meilleurs, le rendement était au rendez-vous.
Pour conclure
Je remercie l’entreprise qui m’a fait vivre durant plus de 34 ans, m’a fait confiance, m’a apporté tant de bonheur au travail, m’a permis de fréquenter tant de gens intéressants et m’a permis de m’épanouir au travers de fonctions extraordinairement instructives et passionnantes.
Curieusement, durant ma retraite, je pense beaucoup plus souvent à mes loupés qu’à mes succès. Ainsi, lors d’une insomnie comme je les aime parce qu’elles permettent de voir les choses avec recul, je reviens souvent sur telle ou telle erreur : ici un mot de trop, là une réaction insuffisante, etc. A leur souvenir, parfois lancinant la nuit, j’en recherche les causes : avaient-elles un point commun ? Quel était mon point faible ? Comment faire si c’était à recommencer ? Je veux répondre sans indulgence ; cela me conduit à attribuer ces erreurs ou faiblesses à de l’optimisme. Par nature, j’ai traversé ma vie professionnelle avec dilettantisme, confiance en moi et peut-être trop dans les autres. Avec le recul, je me souviens de plusieurs problèmes que j’entrevoyais sans les prendre à bras le corps, attendant trop souvent d’y voir plus clair, au lieu de les poser clairement et d’organiser la recherche de solutions. J’essayais trop de les résoudre moi-même. Je pense maintenant que, plus on monte en hiérarchie, plus on doit être attentif, plus il faut de rigueur avec soi-même, plus il faut de courage, et de modestie. Surtout, je mesure la difficulté au quotidien d’être à la hauteur de hautes responsabilités. Il faut sans cesse être au dessus de soi-même.
Une réponse à “Au boulot”
Mon cher papa, ce récit de ta carrière est riche par la diversité des activités que tu as du gérer , plein d’humilité, remaquable au vu des responsabilités et des résultats obtenus, très enrichissant car tu nous dévoiles de nombreux détails
Alors non tu n’es pas un mauvais ingénieur, tu as plutôt le profil d’un ingénieur qui s’est révélé et épanoui au travers des missions qui t’ont été confiées
Et non il ne faut pas chercher à tout expliquer, les échecs sont là pour nous faire grandir, ils sont apprenants et ils t’ont été très utiles
Et je terminerai en te disant que je ressens beaucoup de choses que tu as vécu, tes doutes, ton sens de l’innovation, ton humanité, ton humilité, ton goût pour apprendre et pour t’ améliorer…. Je suis vraiment bien ta fille, qui a hérité de toutes tes qualités 😄😄😄😄 et elles sont nombreuses