Défense Nationale


DÉFENSE NATIONALE
ET RÉSISTANCES SHARPIENNES

L’intention de ce texte est de proposer aux pouvoirs publics la création d’un centre de haut niveau de recherche et d’enseignement spécialisé dans la gestion de la puissance des masses populaires.

Il s’agit ici encore des « Résistances civiles de masse », qui ont pris un essor considérable au XXème siècle et qui ont permis à des peuples exacerbés de se libérer d’une dictature, d’un coup d’État, d’une agression étrangère ou de toutes formes d’oppressions nationales graves. Celles dont, après coup, on s’accorde à dire qu’elles étaient nécessaires, qu’elles ont permis de se libérer de situations graves ou inacceptables et qu’elles ont agi comme une soupape de sûreté devant l’inacceptable. Par exemple, la résistance massive des Tunisiens en 2011 face au régime corrompu de Ben Ali. Pourtant, à ses débuts, bien des commentateurs et même notre ministère des affaires étrangères, l’ont perçue comme une révolution qu’il fallait contenir ou même mater pour protéger le régime tunisien. Il n’est pas toujours facile de distinguer le bien du mal. Un mal à court terme peut être un bien à long terme comme aussi l’inverse pour un bien à court terme qui peut s’avérer catastrophique à long terme. Ce genre de résistances civiles de masse peut parfois être un élément de défense nationale et c’est de cette possibilité dont je veux parler. Celle dans laquelle se trouveraient les Taïwanais ou les peuples des Pays Baltes si demain ils étaient envahis par leur puissant voisin.

Il s’agit aussi des soulèvements populaires auxquels nos pays démocratiques sont régulièrement confrontés, qu’ils ne gèrent pas toujours très bien et pourraient éviter.
Notre dépliant explicatif de 1991 commençait par une question :

« Aujourd’hui, des semi-remorques bloquent les routes, quelques jours plus tard, certaines denrées se font rares, essence et fuel manquent. Des employés SNCF coupent le courant, tout un secteur est paralysé. Une association de consommateurs boycotte un produit, toute une industrie est mise en faillite…
La détermination d’un groupe peut perturber complètement la vie et le travail des autres. Nous nous en plaignons. Mais n’est-ce pas une chance en cas d’agression ? »

La réponse est double selon qu’on est oppressé ou oppresseur. C’est l’approche binaire simpliste. Si vous êtes du côté des oppressés vous êtes a priori favorable aux processus de résistances civiles, si vous êtes au pouvoir, dans la police ou l’armée vous voyez ces résistances comme un danger dont il faut se protéger. Ces deux visions existent bien, non seulement dans les pays autoritaires mais en France et dans nos pays démocratiques. Pourtant, elle est simpliste car, justement dans nos pays libres, les deux réalités existent et peuvent être assumées. On peut à la fois accepter l’idée que, dans certains cas, le peuple en vienne à se soulever en masse et fasse tomber un pouvoir inacceptable, tout en acceptant l’idée que, dans d’autres cas, le pouvoir ait le devoir de défendre l’ordre et les institutions par des moyens de force. Ainsi, en Tunisie en 2011 puis en Algérie en 2019, il était juste que le peuple fasse valoir sa puissance pour faire tomber Ben Ali le corrompu et Bouteflika la marionnette potiche. Ces soulèvements spontanés du peuple ont agi comme une soupape de sûreté, une libération nécessaire à la vie de leur nation. A l’opposé, on conçoit que le président du Mali ait fait appel à l’armée française pour se protéger des islamistes qui allaient prendre le pouvoir à Bamako en 2013, ou qu’en mai 68 de Gaulle ait protégé l’État des masses en colère grâce aux forces de l’ordre. De la même manière qu’on doit considérer l’art militaire comme un mal nécessaire mais indispensable en situation extrême, on doit considérer la puissance des masses civiles comme un mal nécessaire à n’utiliser qu’en situation extrême, car c’est un mal dangereux.

Y a-t-il des critères qui permettent de juger qu’une résistance populaire massive est acceptable ou non. J’en avais proposé au moins trois dans mon livre édité en 91 par la Fondation pour les Études de Défense : la valeur de la cause, la gravité de la situation et l’adhésion majoritaire de la population. Mais cela ne va pas sans explications car ce n’est pas simple. Il faut aller plus loin. Ainsi dans la crise des gilets jaunes (bien que ce ne soit pas une résistance de masse), nos pouvoirs étaient pris au dépourvu sur l’attitude à avoir, mais les manifestants eux-mêmes étaient persuadés qu’ils avaient raison puisqu’ils étaient nombreux et du côté des demandeurs, du côté des faibles face aux forts, comme si cela constituait justification. Le soutien de 60% des français constituait-il une justification suffisante alors même que les objectifs des manifestants n’étaient ni clairs ni cohérents ? Je veux dire par là qu’il n’y a pas suffisamment d’études et de points de repères qui permettent de justifier les mouvements de masse ou de les gérer de façon adaptée. Ainsi pour beaucoup de journalistes, un mouvement ou un soulèvement est à soutenir systématiquement puisqu’il est non violent. Cela se voit dans des exemples de petites résistances non massives où l’on soutient des désobéissances civiles alors qu’il s’agit d’une escalade dans l’échelle des formes de résistances qui ne se justifie que dans des situations très graves : on relaxe José Bové qui a fauché des champs de maïs transgéniques en fonction d’une opinion personnelle qui n’a rien de scientifique ; des journalistes soutiennent le mouvement Nuit Debout en 2016 comme si, par sa nature non violente, il pouvait justifier des troubles publics. Bref, on mélange un peu tout et les médias, eux-mêmes victimes, transmettent ces confusions à la société. La question qui se pose est de savoir s’il faut accompagner cette progression en développant la recherche et l’enseignement ou la laisser aux mains des activistes de tous poils ou, à l’opposé, aux mains de systèmes qui s’en sortent en supprimant toute liberté.

Mon livre était destiné aux milieux de réflexion stratégique afin de développer la recherche sur le sujet et d’ajouter ces formes de lutte à nos panoplies stratégiques afin d’en faire une composante civile de notre Défense nationale. Ce projet avait intéressé l’ex-Fondation pour les Études de Défense qui avait pris en charge son édition ainsi que le Ministre de la défense nationale qui l’avait préfacé, mais l’idée resta dans les placards. Elle n’en reste pas moins vivace bien qu’endormie car les domaines de la défense sont dominés par les approches militaires.

J’ai confié ma bibliothèque sur ce thème à un ami, Nicolas Lemee, qui travaille dans les milieux de la défense nationale, fait une thèse et s’intéresse à nos travaux. Elle sera utile lorsque les milieux de la défense nationale envisageront enfin d’ajouter la puissance des masses civiles à leurs investigations stratégiques. J’espère cependant que ce ne sera pas trop tard, comme pour la pandémie du Covid. Aujourd’hui à Paris, on se préoccupe surtout des moyens de contenir les masses populaires pour protéger nos institutions, mais on n’envisage pas de les utiliser pour protéger la nation d’une dictature, d’une agression ou d’une situation grave et imprévisible comme ce fut le cas en France en 1961 lorsque l’armée faillit prendre le pouvoir.

Car ces deux approches du sujet existent : en Russie et en Chine où l’on a pris conscience de la puissance des masses populaires, toute une organisation est mise en place pour la neutraliser. Les armes utilisées diffèrent selon la région, en Russie c’est la main mise sur les médias, des renseignements spécialisés, les coupures d’Internet, les contre-manifestations organisées, l’infiltration et le « retrait » des activistes sous différentes formes ; au Xinjiang on fait venir des populations Hans de façon à remplacer la majorité Ouïgoure par une majorité prochinoise et on crée des camps de rééducation et de répression pour des centaines de milliers de suspects. Dans un autre genre, on note aussi le développement de pouvoirs populistes, forts et autoritaires, en Turquie, en Inde, aux Philippines, au Brésil, et même aux USA, mais toujours dans des grands pays, ce qui n’est pas sans signification : les masses font peur.

La seconde approche est celle des Pays Baltes, de Taïwan et autres où l’on se protège de l’invasion d’une puissance militaire voisine par une composante civile de défense capable de mobiliser rapidement le peuple selon les méthodes de résistance civile de masses de Gene Sharp. Elle s’exprime aussi, et entre autres, dans l’explosion des révoltes massives des printemps arabes qui ont marqué les dix dernières années. Les masses sont de plus en plus sûres d’elles et dans certaines situations on ne peut plus les arrêter. Elles représentent alors une puissance énorme qui a réussi à abattre les plus grands pouvoirs militaires et dictatoriaux (Renversement de Marcos en Indonésie en 1986, Pologne des années 80, chute du mur de Berlin,…). Ce n’est pas pour rien que les pouvoirs russes et chinois s’y intéressent.

On peut dire aussi que la hausse de chacune de ces approches incite au développement de la tendance opposée.

D’autant plus, et c’est un fait qui ne fait plus de doute, que les civils pèsent de plus en plus dans les paysages politiques et on peut penser sans se tromper que ce mouvement s’amplifiera. Il augmentera encore avec la hausse des niveaux d’éducation et se surmultipliera avec l’accès à l’information immédiate que permet Internet qui conduit chaque individu à se croire bien informé et entouré de nombreux amis de son avis, laissant penser que l’action collective sera efficace. Peu importe alors que les informations soient souvent fausses, déformées, partielles et partiales, seule compte l’impression personnelle d’être nombreux à vouloir en découdre. Ce phénomène augmentera encore avec l’explosion démographique en cours qui, depuis un siècle, nous a fait passer de 2 milliards d’habitants sur terre à bientôt 8 en 2022, et même 11 en 2100. L’augmentation actuelle est de 200 000 individus par jour. Ainsi donc, les masses civiles deviendront de plus en plus prégnantes et puissantes.

Je remarque aussi l’évolution mondiale des formes de guerre : dans les années 80, je décomptais l’existence permanente de 30 à 40 conflits armés graves alors qu’aujourd’hui il y en a toujours moins de 10. Ils existent encore mais sous des formes non armées, c’est-à-dire civiles, économiques, financières, politiques, industrielles, juridiques, informatiques, etc. Cela s’explique du fait que les conflits armés coûtent de plus en plus cher, s’avèrent souvent perdants pour tout le monde y compris pour les grandes puissances militaires surarmées (Vietnam, Somalie, Irak, Libye, Syrie, …) alors qu’il existe tant d’autres moyens de faire pression ou de combattre avec de bien meilleurs rapports coûts/efficacité. Autrement dit, si nos écoles de guerre conservent toute leur pertinence car nous aurons toujours besoin de forces militaires comme c’est le cas au Sahel ou dans les missions de l’ONU, et je dirais même de puissance militaire ou de nos grands moyens de dissuasion pour être entendus et respectés, il convient aussi de s’adapter à ces nouvelles formes civiles de conflits devenus les plus nombreux.

C’est dans ces perspectives que je recommande de créer un lieu d’étude des stratégies civiles de défense qui soit à la fois un centre de recherche et un lieu d’enseignement international de très haut niveau, qui travaille dans les deux optiques, d’une part l’art d’une gestion intelligente des masses populaires excessives ou inopportunes, d’autre part l’utilisation de leur puissance pour la défense de l’État, de la nation, des libertés et de la démocratie quand ils sont en danger.

Ce haut lieu de la défense nationale travaillera donc autant pour protéger notre pays des folies populaires que pour contrer des pouvoirs inacceptables.

Les masses civiles représentent une puissance énorme, elles peuvent tantôt protéger l’État et la nation comme en 1961 contre le putsch d’Alger ou protéger la démocratie si demain elle était en danger, tantôt se lancer dans des excès populaires dangereux comme en 1968 ou en 2018. Il est intéressant de faire le parallèle avec les forces militaires qui, l’histoire nous l’a montré dans le monde, sont aussi capables du meilleur comme du pire. Mais même civiles ce sont des forces et, à ce titre, elles doivent être maîtrisées, et pour cela étudiées sous tous leurs aspects afin que la société soit elle-même enrichie de ses travaux. Bref, on ne saurait laisser vivre de telles puissances sans se donner le moyen d’y réfléchir que constitue un centre de recherche et d’enseignement international, d’un niveau comparable à celui de l’école de guerre.

J. M. – 31 mai 2020

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