Échange avec Antoine Sfeir
sur le livre « Croyances meurtrières »
Antoine Sfeir, né à Beyrouth et mort en octobre 2018, était un immense journaliste et politologue franco-libanais, auteur de nombreux ouvrages sur des sujets liés au Moyen-Orient et au monde musulman dont il était le grand spécialiste. D’un grand esprit d’ouverture, il s’était intéressé à nos travaux sur les résistances civiles de masse au point de faire le voyage de Paris à la Savoie pour échanger avec notre groupe de réflexion. https://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine_Sfeir
Q – Votre ouvrage laisse entendre que les religions auraient des points communs avec l’esprit des Lumières. Mais les Lumières n’étaient-elles pas justement une réaction intellectuelle contre l’emprise des religions ? Le divin et les Lumières ne vont pas très bien ensemble.
R – Vous avez raison, l’esprit des Lumières et les religions ne font pas bon ménage. Les religions sont pleines de croyances qui n’ont rien à voir avec l’esprit des Lumières. C’est justement, le problème auquel s’attaque le livre. J’ai voulu montrer qu’il était possible qu’à leur tour, les religions intègrent cet esprit.
Q – Mais c’est impossible, les Lumières consistent à dire : acceptons que les religions jouent leur rôle puisque, de toutes façons, on ne peut pas discuter avec elles, mais qu’au moins l’homme civil et social, la société, la politique, l’intelligence, la science, etc. ne soient plus captifs des religions. Si une part de chaque homme veut rester religieuse, pourquoi pas tant que cela ne gêne personne, mais que, pour tout le reste au moins, la religion soit mise à part. Et surtout qu’elle n’ait plus le pouvoir. D’où cette séparation claire et bien acceptée après plus de deux siècles entre l’Église et l’État, le civil et le religieux, le sacré et le profane… Voudrait-on aller plus loin ?
R – Oui en effet, et cela parce qu’aujourd’hui ce confinement hors des Lumières (en quelque sorte hors de l’intelligence) et cette protection de faveur accordée aux religions deviennent invivables. Dans chacune d’elles, et ce n’est plus un phénomène marginal, même chez des Chrétiens on trouve des puristes ou intégristes qui, au nom de leur Dieu ou de leurs croyances, se permettent d’imposer leur religion aux autres et même de tuer ou de mener une guerre contre les Non-croyants et contre les Croyants-non- intégristes de leur propre religion. Vous avez dit, cela ne gêne personne, mais aujourd’hui ce n’est plus vrai, cela gêne outre mesure. Chacun peut bien croire ce qu’il veut, mais les croyances comportent des aspects dangereux. J’ai voulu approfondir.
Q – Par exemple ?
R – Chez les Chrétiens, l’existence de Dieu, la divinité de Jésus, sa résurrection, la vie éternelle… sont des croyances car elles ne sont ni certaines, ni vérifiables. Y croire est tout à fait respectable, d’ailleurs personnellement j’y crois, mais le discours des Chrétiens et de l’Église supprime le doute et néglige toute prudence. Il en est de même pour les dogmes, les règles, les sacrements, etc. les nuances n’étant pas faites, le discours habituel apparaît en conflit avec l’intelligence, il est trop souvent retenu au premier degré, c’est un discours totalitaire au sens propre, sans connotations habituelles.
Q – Les Croyants ne sont pas dupes. Intérieurement, ils savent bien que le doute est en arrière plan.
R – Oui mais les fous de Dieu ne le savent pas, ou ne veulent plus le savoir. Je sais bien qu’il y en a eu de tous temps mais, aujourd’hui, la crispation devient massive, les conflits se développent, les moyens du terrorisme sont planétaires et leurs effets de plus en plus ravageurs. Le temps est venu pour les modérés de chaque religion et leurs autorités de se préoccuper d’urgence des intégrismes qu’ils engendrent sans le savoir par leur discours trop absolu. Eux seuls peuvent déminer les rigorismes.
Q – N’est-ce pas plutôt chez les Musulmans que la situation est grave ?
R – Oui, sans doute y est-elle plus aiguë, mais il y a des similitudes de fond chez nous et nous devons commencer par balayer devant notre porte si nous voulons être crédible. Georges W. Bush n’a-t-il pas mené la guerre d’Irak (en partie) au nom de ses croyances ? Comment comprendre l’expansion du créationnisme ? Et nous, sommes-nous prêts à vivre demain avec des Musulmans dont la démographie va plus vite que la nôtre et ne demandent qu’à imposer leur muezzin en Europe ? Ceci dit, mon livre prépare le terrain qui permettra de répondre à ces questions difficiles, et d’autres d’ailleurs. Son origine est, qu’en réfléchissant à nos croyances qui exacerbent tant nos regards sur les autres, je me suis aperçu qu’elles n’étaient pas si fondamentales qu’on le dit, qu’au contraire elles pouvaient masquer des faiblesses dans nos approches religieuses, en clair qu’il était possible d’être chrétien sans croyances obligées et ceci, sans rien abandonner des grands dogmes et, plus encore, qu’il était largement plus porteur d’approcher le christianisme sans croyances. Pour moi, qui ai été élevé dans la tradition chrétienne avec des éducateurs intelligents, c’est une énorme découverte. Cela nous sort de manière positive de l’éternel et stérile débat entre athées, religieux et agnostiques. Ainsi verra-t-on peut-être un jour des Bouddhistes, des Juifs ou des Musulmans sans croyances.
Q – Croyez-vous possible que les Chrétiens aient pu se tromper depuis deux mille ans, après tous ces penseurs, ces conciles, ces études érudites ?
R – Avec un tel argument toute réflexion serait bloquée. Les théologiens reconnaissent que certaines décisions de conciles ont été prises pour des raisons plus politiques et pragmatiques que théologiques. Ainsi la divinité de Jésus a été décidée en dernier ressort par l’empereur Constantin qui n’était pas théologien du tout afin de ne pas compromettre l’unité de son empire. Par ailleurs, sur le long terme et malgré les apparences, l’Église a évolué et reconnu des erreurs. Cette évolution continue aujourd’hui en profondeur : après avoir écrit la première moitié de mon livre que je trouvais trop négative à force de m’inquiéter des méfaits de nos croyances, je me suis demandé comment on pouvait être chrétien sans elles. Et j’ai découvert que d’autres avaient développé des recherches similaires, chacun à leur manière et notamment des prêtres, comme Yves Burdelot, Jean Sullivan, Jean Rigal, Claude Trémontant, François Ponchaud, Bernard Besret, et d’autres comme Olivier Rabut, … J’ai donc encore beaucoup lu, écouté, échangé, débattu et appris. J’ai trouvé chez les théologiens des informations importantes, essentielles, mais aussi d’autres trop sophistiquées pour être accessibles à l’honnête homme. Ainsi, je me suis permis de penser que j’avais un point de vue original en tant que non-spécialiste de ces questions car, ingénieur de formation, je me passionne pour mille autres sujets comme les sciences, les technologies, la famille, les amis, l’éducation, la musique, le sport, la géopolitique, les guerres, la résolution des conflits, les résistances civiles, l’Union Européenne, etc. Peut-être justement n’y a-t-il pas assez de laïcs pour aborder les sujets religieux, un peu trop laissés aux mains de spécialistes ou de gens d’Église tenus aux réserves propres à leur fonction ? Peut-être aussi faut- il un brin de folie pour oser tenir un langage différent dans un monde aussi savant ? Les théologiens verront certainement des insuffisances et des erreurs dans mon travail mais elles ne sauraient changer l’urgence de solutions pour vivre ensemble avec des croyances aussi contradictoires d’une religion à l’autre, aussi étranges parfois, aussi totalitaires souvent et donc aussi belligènes.
Q – Être chrétien sans croyances, n’est-ce pas un non-sens, toute religion n’est-elle pas essentiellement composée de croyances ?
R – Oui, j’ai donc été amené, non pas à trier entre les bonnes et les mauvaises croyances, mais à définir ce que j’entends par ce mot. Y figure tout ce qui relève du surnaturel et qui n’est pas vérifiable, mais n’y figurent ni l’action de croire quelqu’un, de croire Jésus par exemple car c’est lui faire confiance, ni le fait de croire en l’homme, en l’amour… toutes choses réelles et vérifiables au contraire. J’ai aussi été amené à distinguer les croyances collectives qui sont nécessairement dogmatiques et figées et les croyances personnelles ou intimes qui sont inévitables, normales, évolutives…. Je ne refuse donc pas de croire en Dieu et en toutes ces vérités d’Église mais de manière intime et personnelle, par contre je conteste le discours collectif autour de ces croyances. Et pas tant pour son contenu que pour ses effets.
J’ai aussi été conduit à réfléchir sur ce que signifie « être chrétien ». Pour apercevoir finalement que c’est bien autre chose que croire à (ou en) des « Vérités » quelle que soit leur pertinence. Sur le plan du discours, notre foi, trop souvent définie en terme de croyance en Dieu, gagne à se référer à Jésus qui est un homme historique, elle gagne également à se définir en termes de confiance, d’adhésion plutôt qu’en termes de croyances. En utilisant des formulations moins surnaturelles et plus universelles elle devient plus crédible et gagne du sens.
Il y a donc deux niveaux de progrès possibles, le niveau personnel où il est possible de donner moins d’importance aux croyances et le niveau du discours trop absolu de l’Église.
Q – Finalement, ce n’est pas un bouleversement mais une inflexion que vous recommandez.
R – Exactement. Ce ne sont que des nuances de discours. Par contre elles exigent indépendance intellectuelle et courage. Et elles sont porteuses de lourdes conséquences concernant notre capacité à « vivre ensemble » sur notre planète.
Q – En pratique, comment ce changement peut-il se mettre en œuvre ?
R – J’ai fait un court chapitre sur cela en ouvrant quelques pistes pratiques comme le développement de petits groupes chrétiens d’approfondissement, de prière et d’échange, des suggestions pour une plus grande ouverture au monde, la recherche d’un langage moins dogmatique, plus universel, etc. Il ne m’appartient pas d’entrer dans le détail des modalités d’application religieuse, d’autres seront plus compétents pour le faire, c’est un travail collectif qui demandera des ajustements progressifs. Leur application sera facile pour les jeunes qui n’auront pas connu le christianisme de croyances, elle sera sans doute un peu plus difficile pour ceux qui l’ont vécu depuis leur jeunesse.
Mais nous n’en sommes pas là, nous en sommes loin. Avant de mettre en œuvre, il faut débattre. Je propose d’ouvrir des débats sur le sujet. Nous n’en sommes qu’en phase de recherche et je n’ai aucune légitimité pour parler. J’ai fait lire mon manuscrit à plusieurs personnes et je dois dire que plus celles-ci se trouvaient proches de l’establishment religieux, plus il leur fallait d’indépendance d’esprit pour comprendre, mais j’en témoigne, certains ecclésiastiques se sont montrés ouverts.
Le débat sera long et demandera des efforts. Pourtant, nos propositions ne concernent que de fines nuances dans l’approche religieuse. Le changement peut se faire rapidement et simplement au niveau individuel, mais il aura besoin du soutien de l’Église. Le problème de celle-ci est qu’elle ne peut rien faire qui ne soit uniforme. Toute évolution du discours d’un prêtre, même s’il ne s’agit que d’une nuance doit être cautionnée par l’institution qui ne peut la concevoir autrement que destinée à des milliards de Chrétiens.
Q – Pensez-vous que l’Église, dont on connaît la rigidité et le peu d’aptitude au changement entrera dans cette réflexion ?
R – Non, je ne la crois pas capable d’opérer d’elle-même un tel changement. Elle ne le fera que sous la poussée des laïcs qui, eux- mêmes, mettront du temps pour en réaliser l’importance. Je crains qu’il faille attendre des conflits planétaires graves et meurtriers pour qu’enfin on se réveille et qu’on en arrive à dire « plus jamais ça ». A long terme les religions qui n’auront pas fait cet aggiornamento imploseront sous leurs croyances obscurantistes. Ce pessimisme doit-il nous empêcher de dire ces choses ? Non, réfléchir et parler n’en est que plus urgent.