Savoie libre ?


Réflexions sur la militance pour une Savoie libre

En entendant deux personnes que j’estime défendre l’idée d’une Savoie indépendante, c’est à dire d’un nouvel État autonome affranchi de la France, ma réaction a été négative et j’ai pris quelques jours de recul pour m’en expliquer de manière rationnelle. 

Le débat est important car il en va de la cohésion sociale qui est l’un des plus importants soucis que nous devons avoir, pour peu que nous nous sentions quelque responsabilité sociale. Car la cause « Savoie Libre » » crée de la division au lieu de créer de l’union et de la joie de vivre. L’expérience des guerres et conflits que j’étudie depuis 35 ans me permet de dire que les conflits naissent facilement mais que la paix et la capacité de « vivre ensemble » sont beaucoup plus difficiles à maintenir.

Pour autant, une cause conflictuelle ne doit jamais être écartée et ce débat doit être affronté quoiqu’il en coûte. C’est un grand principe que j’ai retenu. Il doit avoir lieu et surtout en s’écoutant mutuellement, ce qui au dire des spécialistes de la médiation est illusoire : les débateurs ne s’écoutent pas et ne font que penser à « leurs » arguments et à ce qu’ils vont dire.

Alors quels arguments ai-je entendus en faveur de la cause Savoie indépendante ? J’en ai retenu trois familles : – On paye trop d’impôts en France – Le traité de rattachement de la Savoie à la France signé en 1860 n’est juridiquement pas valable – On veut une Europe des régions.

Prenons-les un à un avant d’élever le débat :

Trop d’impôts ?

Oui on paye plus d’impôts que dans beaucoup de pays européens. Oui le train de vie de l’État est excessif. Oui il y a trop de fonctionnaires et leurs avantages sont souvent obsolètes. Oui on ne travaille pas assez…Nombreux sont ceux qui militent pour cet objectif au sein de partis politiques. On est en démocratie et la nôtre fonctionne assez bien. 

Je peux imaginer que dans une Savoie indépendante nos impôts seraient moins élevés mais rien ne le garantit : les nombreux fonctionnaires de Savoie ne seront pas disposés à abandonner leurs privilèges (en matière de grèves de fonctionnaires, la Savoie a toujours été en pointe) et de nouvelles fonctions seraient créées.

L’excès d’impôts n’est ressenti que par ceux qui les payent c’est-à-dire les plus riches qui préfèreront toujours payer que de se mobiliser pour une indépendance problématique. Quant à la moitié la moins riche, elle profite du généreux système social et ne se mobilise jamais sur les impôts locaux. Or sans leur mobilisation massive, il ne saurait y avoir d’espoir de changement. 

Aller contre les dépenses de l’État est une cause défendable. Mais nous en profitons quand-même (jolis villages, état des routes, gratuité des soins, de l’école, libertés…). Mon ami François disait : « L’État me demande beaucoup d’impôts, je râle, mais j’estime que mon devoir supérieur est de les payer. De plus je condamne ceux qui tentent d’en payer moins par des artifices non légaux ».

Le traité de rattachement n’est pas valable ?

Je n’ai pas étudié les aspects juridiques de cette question mais à supposer que les arguments des autonomistes soient valables, ceux-ci ne peuvent faire fi des grandes décisions politiques qui les transcendent, surtout lorsqu’il s’agit de la paix en Europe. Je viens donc de lire sur plusieurs sites Internet l’histoire des évènements de l’époque qui ont conduit au traité. Or leur poids est énorme, il ne s’agit rien de moins que du soutien de la France aux bâtisseurs de l’unité italienne par une campagne militaire française contre l’Autriche et la cession par la France à l’Italie, de la Lombardie c’est à dire de Milan et sa région (italophone) et la plus riche de l’Italie. En échange, la France recevait la Savoie (francophone). On construisait là un élément central de la paix en Europe en équilibrant les forces régionales au dépend de la trop puissante et instable Autriche. Dès lors, il est hors de propos de mettre en avant des aspects purement juridiques.

Quoi qu’il en soit, ce type d’argument intéresse les juristes mais pas le peuple, sauf en appui de convenance. L’argument impôts me semble le plus concret des trois et donc le plus populaire, mais il conduit à chercher d’autres arguments comme celui-ci dont les gens se fichent complètement. Dans une affaire qui envisage un changement aussi lourd, rien ne peut se faire sans une puissante motivation des populations concernées. Or, pour moi qui étudie les conflits du passé tout spécialement dans leur composante populaire et leur puissance de mobilisation, je sais qu’une forte motivation des peuples est le seul moyen de faire progresser une telle cause. Les gens ne se mobilisent efficacement, c’est-à-dire à plus de 60% quoiqu’il leur en coûte, que lorsque leur ressenti est lourd, voire insupportable pour certains capables d’aller jusqu’à donner leur vie pour leur cause (ex. en Tunisie en 2010, l’immolation par le feu d’un jeune vendeur ambulant de fruits et légumes Mohamed Bouazizi, dont la marchandise avait été confisquée par les autorités, résistance chinoise de la place Tien An Men en 89, celle des Polonais avec le syndicat Solidarnosc dans les années 80 pour sortir du communisme, ou même celle des Français avec Jeanne d’Arc pour bouter les Anglais hors de France…). Ce n’est pas le cas de la cause savoisienne, je ne vois pas de gens capables de donner leur vie pour une autonomie régionale. Telle qu’elle se présente aujourd’hui, cette cause est perdue d’avance.

Après plus d’un siècle et demi, les aspects juridiques ne sauraient convaincre quelque tribunal car alors la jurisprudence exigerait de revoir des centaines d’accords internationaux du passé dont certains n’ont même jamais été écrits et ont acquis la force de leur usage plus que centenaire, bien supérieure à celle d’un écrit.

Créer un État de Savoie indépendant est aujourd’hui inconstitutionnel : Article 1 de la constitution qui commence par : « La France est une république indivisible… » N’avons-nous pas tous votés pour cette constitution en 1958 ?

Ceci dit, il importe de savoir que ce type d’argument juridique est dangereux car les gens l’utilisent sans le comprendre, comme un acte de foi : moins on est capable d’apprécier sa validité, plus il devient binaire c’est-à-dire indiscutable, totalitaire. On y croit par de justifier sa position. Il présente une facilité dialectique car personne n’a le moyen de le contredire.

Europe des régions ?

Donner plus d’autonomie aux régions diminue la rigidité d’un État jacobin et ouvre à plus de responsabilité et de dynamisme. Par contre, prudence aussi car depuis 1970 la France a déconcentré quelque peu les pouvoirs et on a constaté de nombreux excès comme la libéralisation des permis de construire qui a donné bien des horreurs architecturales, une multiplication de doublons de fonctions issus du principe de compétence universelle des unités territoriales mal interprété, des gabegies de dépenses et d’embauches inutiles, etc. On ne passe pas impunément d’une situation à une autre sans un profond travail éducatif. Pourtant c’est possible, la déconcentration des pouvoirs reste nécessaire et souhaitable. Elle est réalisable dans certains domaines comme par exemple l’éducation, le travail, le développement mais ne l’est pas pour d’autres comme la défense, les affaires étrangères… Elle peut justifier une militance dans des associations ouvertes et transparentes comme il en existe. Bruxelles y est favorable dans l’esprit de subsidiarité qui est l’un des piliers de la construction européenne.

Par contre, cette idée d’Europe des régions par une avancée savoyarde manque de pragmatisme puisque, à l’évidence, le peuple savoyard ne fera pas de révolution alors qu’au contraire on peut espérer des évolutions progressives en matière de répartition des pouvoirs sur le territoire français. Vouloir une Europe théorique, trop difficile à imaginer, trop loin des réalités d’aujourd’hui, serait le meilleur moyen de l’enterrer. L’Histoire montre que le pragmatisme est toujours la meilleure voie, surtout pour avancer dans un projet aussi difficile. L’idée est donc d’évoluer par des voies constructives et pragmatiques et non par la voie d’une militance souterraine, conflictuelle et passionnelle, dans laquelle personne n’écoute personne. 

L’Histoire nous enseigne que les changements de frontières ne se font pas sans de violents affrontements. Commentant le conflit ukrainien, un spécialiste des guerres le montrait récemment. Prenant l’exemple des pays africains qui, pour des raisons ethniques et tribales, ont de sérieuses raisons de modifier leurs frontières mais ne le font pas par souci de paix : les seuls pays qui s’y sont hasardés, disait-il en nommant la Somalie et l’Éthiopie, sont entrés en guerre et n’en sortent plus.

Autres aspects

Il faut prendre de la hauteur sur l’évolution du monde pour comprendre les réalités supérieures dans lesquelles nous vivons, par exemple en écoutant attentivement jusqu’au bout une vidéo essentielle sur la Chine comme celle-ci : https://www.youtube.com/watch?v=W91Rbj4sjvA
Et pour comprendre que, dans l’Union Européenne, notre objectif majeur et même crucial est de créer d’urgence une « Europe puissance ». Ainsi, dans l’Europe, tout ce qui divise est mortel, tout ce qui unit est vital. L’autre objectif est de créer une « Europe unie ». On ne le comprendra malheureusement que trop tard car Savoie Libre est une cause conflictuelle. Pour s’en convaincre, je remonte une fois de plus dans le domaine des motivations populaires car ce sont elles qui finalement écrivent l’Histoire. S’il n’y a guère de Savoyards capables de donner leur vie pour leur indépendance, de nombreux Français sont prêts à défendre chèrement l’unité de leur pays contre des forces de fragmentation territoriales. Notre passé est sanglant, notre Histoire est forte, notre intégrité a coûté très cher (voir le nombre de Savoyards morts pour la France inscrits sur les mémoriaux de chacun de nos villages). Donc avant de s’engager dans un conflit, les stratèges nous apprennent qu’il importe grandement de connaître son adversaire. L’histoire est pleine de peuples qui ont perdu la guerre pour avoir sous-estimé cet impératif à force de s’aveugler sur leur petite idée et de fréquenter des gens qui pensent comme eux. 

Ainsi nous avons quatre conflits sur la planche autrement sérieux :
– le réchauffement climatique et les drames planétaires qu’il ne manquera pas d’induire
– l’islamisme dont les objectifs et stratégies à long terme sont inacceptables et fortement belligènes
– l’expansionnisme russe qui a déjà fait ses preuves en Ossétie du sud, en Abkhazie, en Crimée, en Moldavie, au Kazhakstan, au Dombas et maintenant dans toute l’Ukraine
– la possibilité d’une guerre mondiale avec la volonté et les préparatifs concrets de Xi Jin Ping pour conquérir Taïwan alors que les États-Unis ne peuvent pas laisser faire sans recréer l’exemple de Munich en 1938. En effet, si on laisse faire, la Chine n’aura plus de limite dans sa volonté de domination. Or, comme Hitler dans Mein Kampf, Xi Jin Ping a écrit que la Chine doit combattre dans le monde trois choses : les libertés publiques individuelles – les démocraties – les droits de l’Homme et s’est fixé l’objectif de dominer le monde en 2049. Il importe d’en prendre conscience car il s’agit là désormais des objectifs fondamentaux de la Chine qui, avec la puissance financière de ce pays, expliqueront désormais la plupart des grands désordres du monde. Elle en prend les moyens : malgré les protestations des ONG, la Chine vient de renouveler à Genève, son poste de membre du conseil des droits de l’Homme de l’ONU.

Face à de telles réalités, l’Histoire montre qu’on estime généralement qu’une guerre n’aura pas lieu parce qu’elle n’est pas raisonnable et pourtant l’Histoire montre aussi qu’elle a lieu. Le statisticien Nassim Nicolas Taleb a montré que évènements les plus improbables finissent toujours par se produire et en particulier qu’il n’y avait aucun progrès de fond dans l’Histoire récente de la belligérance humaine. Notre logique n’est pas la même que celle des déclencheurs de guerre comme Hitler ou Poutine. Le monde est tragique et après 75 années de paix en Europe, nous l’avons oublié.

L’union fait la force, or dans le monde ou dans l’UE, une Savoie libre n’aurait guère de poids et ne ferait que rendre plus difficile les recherches de consensus si difficiles à obtenir déjà dans une union à 27. A l’heure où nous allons avoir besoin majeur et urgent d’une Europe « puissance » ce n’est vraiment pas le moment d’affaiblir l’Europe et surtout la France qui ne dispose que d’une trop petite armée efficace par rapport à l’ampleur de ces périls.

De manière pragmatique

Savoie Libre est une militance ancienne, elle a toujours végété malgré quelques passions et n’a jamais reçu qu’une approbation limitée. Comme elle ne s’appuie sur aucun argument nouveau et fort, les mêmes causes ayant les mêmes effets, sa cause est perdue d’avance.

On estime que plus de 40 % du million de Savoyards sont nés hors de la Savoie. Dans ces conditions, la définition et la promotion d’une identité locale semblent difficiles aujourd’hui pour la plupart des observateurs de la région. L’historien Christian Sorrel constate même que « certains s’y épuisent ». Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Nationalisme_savoyard

Le département de Haute-Savoie est plus riche que son voisin du sud car il dispose du grand nombre de travailleurs frontaliers en Suisse. Cette inégalité de richesse fait que les tentatives d’union entre les deux départements ont toujours capoté et que la partie Nord de la Haute-Savoie serait plutôt pour un rattachement à la Suisse.

Rien ne pourrait faire progresser une cause aussi lourde sans deux référendums, l’un en Savoie, l’autre en France. Or je n’imagine pas un chef d’État français (ou n’importe quel leader politique français) les accepter sans se suicider politiquement. La recherche d’indépendance ne peut donc progresser que par le terrorisme, comme au pays basque et par l’inconstitutionnalité comme en Catalogne. Comme en matière de force, la France est très supérieure à la Savoie, les autonomistes ne pourront jamais gagner par la force (ou la violence). Et comme les peuples ont horreur du terrorisme, cela ne peut en aucun cas conduire au résultat. (Toujours en revenir aux motivations populaires !). 

Et pour finir de manière plus souriante avec nos petites passions régionales 

La Haute-Savoie a une altitude moyenne de 1160 mètres contre 1595 mètres en Savoie. Je propose donc qu’on inverse nos appellations. Haha !